Le livre a mûri pendant des années. L’auteur s’était rapproché de sa mère rongée par l’Alzheimer, il a ensuite encaissé le deuil et attendu la cicatrisation. L’italique en fin de bouquin affirme la lenteur du processus : Tanger août 2001 – mai 2007. Pourtant, malgré le désarroi qu’inflige l’Alzheimer aux proches et le temps investi dans la décantation, Tahar Ben Jelloun n’offre qu’un témoignage alambiqué et, pour tout dire, négligé et peu convaincant.
Quiconque a vu une personne aimée s’enfoncer dans les brouillards de l’Alzheimer pourrait présenter un bagage analogue d’anecdotes à la fois cruelles et touchantes. La mémoire vacillante confond les identités, les époques, les décors. Le corps perd les réflexes élémentaires et l’autonomie s’étiole en même temps qu’est agressée la dignité. Les souvenirs, remaniés, déformés, sont soumis à des pulsions agressives aux origines obscures. La personne atteinte ne refait surface que le temps de soupçonner son enlisement, les proches ne parviennent plus à choisir le bon environnement au bon moment…
Ce drame propage forcément l’émotion et l’épouvante. Du moins le devrait-il. Car tel est l’étonnant : Ben Jelloun, écrivain au métier éprouvé, entre dans le deuil sans que l’émotion donne vie aux connaissances déjà répandues sur la terrible maladie. Non seulement il n’apprend rien au lecteur, mais encore, malgré les larmes tardives, il ne fait pas lever la compassion. Thème bouleversant, mais récit d’un observateur plus que celui d’un fils.
La négligence et la facilité déconcertent. À deux reprises, la dot devient dote. La mère de Roland, dont l’auteur fait une figure exemplaire, a tantôt 90 ans, tantôt 91 ans, tantôt 92. Il aurait suffi que la vieille dame soit dite vieille. Du film japonais où l’on porte un vieillard au sommet de la montagne où il mourra, Ben Jelloun tire une analyse brutale et sommaire : « Dans un pays où le suicide est fréquent, où le sens de l’honneur est exacerbé, les personnes âgées ont pris de l’avance sur l’éventuelle, la probable mesquinerie de leurs enfants ». Peut-être lirait-il d’aussi haut les pages où Gabrielle Roy, d’une voix bouleversante, raconte la mort d’une vieille Inuite dérivant sur son glacier. Le même simplisme condamne le recours aux foyers pour personnes âgées : « Le Maroc, qui a subi des influences du mode de vie européen, résistera. Il ne construira peut-être pas des asiles pour vieillards. […] Il se trouvera quelques mauvais fils pour croire à ce discours, la mode et l’égoïsme feront le reste ». Deuil ou sociologie ? Orphelin ou paneliste ? Décevant.