Dans le contexte de la mondialisation, où 85 % de la population se trouve brutalement précipitée dans des conditions de vie ni plus ni moins qu’indécentes (j’emploie à dessein un euphémisme), un courant mystique sans précédent, château fort du bio-pouvoir dénoncé par Michel Foucault, renoue avec la tradition de l’ensomatose, c’est-à-dire l’idée des gnostiques, relayée par Descartes et Cioran, selon laquelle la chute de l’homme dans le corps signe sa malédiction. C’est ce fantasme repris par la science actuelle que dénonce David Le Breton dans cet essai vigoureux en montrant comment « l’extrême contemporain », faisant trembler les binômes anthropologiques fondamentaux des sociétés (naturel/ artificiel, homme/machine, vivant/inanimé, réel/virtuel, humanité/animalité, etc.), s’enfonce dans un délire qui dénie les systèmes symboliques et dans un aveuglement légitimant les formes de violence les plus macabres, la possibilité même de la compréhension éthique du monde.
Tandis que des millions d’êtres humains souffrant de par le monde sont déplacés par le cynisme, il en est pour soutenir que le corps est un alter ego détestable à cause de ses performances prétendument médiocres. Une fois le corps conçu comme une « entreprise à diriger », il devient pure surface et l’on peut le modifier en changeant son sexe, en faisant du body building, en recourant au piercing ou à la chirurgie esthétique. On peut également régler les « tonalités affectives » de son rapport au monde en le gorgeant de psychotropes (du prozac au ritalin en passant par le viagra ou la mélatonine), choisir d’agencer les données d’un enfant à naître en ajustant sa cartographie génétique, la femme devenant dans ce cas aussi inutile que le contact corporel dans la cybersexualité.
Il s’agit en somme de faire propre (pas de liquides infects). Comme le croient les gourous de l’intelligence artificielle et de la sociobiologie, avec l’arrogance naïve qui les caractérise, nous entrerions donc dans l’ère de la postbiologie. Et il se trouve même des théoriciennes comme Dona Haraway pour avancer qu’une politique finement concertée de « cyborgisation » de l’humanité permettrait de dissoudre enfin les oppressions de sexe, de classe et de religion ! Ce sont tous ces délires que combat Le Breton, sans aucunement rejeter la science, car sous eux, ce qu’on trouve, c’est finalement la peur de la mort et le fantasme d’immortalité. Heureusement, comme il le soutient, « l’entêtement du sensible demeure » et, reprenant les propos ironiques de Nina Hartley : « Toute personne ayant des orgasmes réguliers peut vous dire l’absurdité de penser que le corps est obsolète. »