Le bouquin consacré aux intouchables détruit lui aussi sa part de mythes. Robert Deliège multiplie d’ailleurs les mises en garde. Confondre intouchabilité et pauvreté contredit le bon sens : l’Inde, en effet, compte environ 15 % d’intouchables, tandis que de 40 à 60 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté. Depuis l’indépendance de l’Inde, il n’y a plus, du moins en théorie, de classes sociales impures, mais les tensions persistent sous des formes nouvelles. L’économie est devenue plus importante. « Beaucoup de conflits qui prennent la forme d’une guerre de caste sont, en réalité, liés au contrôle des ressources et de la terre : les plus agressifs sont souvent des paysans sociologiquement très proches des intouchables qui ont acquis de la terre récemment. » Le régime d’action positive présente ici des effets pervers : puisque certaines castes sont désignées comme bénéficiaires de soutiens, alors que d’autres ne le sont pas, beaucoup trouvent avantage à se présenter en victimes. « Tel est sans doute le paradoxe des revendications ethnicisantes de ce début de siècle : plus les différences se vident de leur substance, plus on les proclame comme fondamentales. L’évolution de l’Inde en ce domaine est autant un produit de la mondialisation que sa critique. »
On lira avec intérêt et étonnement les pages qui nuancent le mythe de Gandhi et qui font connaître le très versatile Ambedkar. Tous deux actifs sur le terrain politique, parfois alliés, plus souvent dressés l’un contre l’autre, les deux hommes se détestent cordialement. Ni l’un ni l’autre ne professe un credo parfaitement cohérent. Gandhi sous-estime les besoins de l’Inde moderne, mais tient farouchement à préserver l’unité du pays ; Ambedkar dénonce l’hindouisme qui, à son avis, ne lutte pas avec assez de vigueur contre les diverses discriminations. Gandhi, paternaliste et autoritaire, sera assassiné ; Ambedkar, à qui la constitution de l’Inde moderne doit beaucoup, quittera la religion hindoue à la fin de sa vie.
Excellente initiation au doute et au respect.