L’enquête menée par Andrée Ferretti sur la mystérieuse Bénédicte ne convaincrait pas tous les jurys, mais elle sèmera un doute séduisant dans l’esprit des lecteurs et plus encore des lectrices. Par-delà la découverte que propose l’auteure, la démarche est l’occasion de se familiariser avec la fin du XVIIe siècle, telle que pouvaient la vivre à Amsterdam les juifs qui y avaient cherché refuge et prospérité et telle que la subissaient les femmes toujours prisonnières de préjugés tenaces. Non seulement l’hospitalité offerte aux marranes demeure aléatoire, mais les juifs eux-mêmes sanctionnent sévèrement l’indépendance d’esprit au sein de leur communauté. L’ostracisé ostracise à son tour. Décor peu propice à l’éclosion et surtout à l’envol d’une pensée philosophique préconisant le constant recours à la Raison plutôt qu’aux affirmations de la Révélation. Situation plus difficile encore si la critique des certitudes imposées par les hiérarchies émane d’une femme. Mieux vaut louvoyer.
Aussi prudente que déterminée, Bénédicte dissimule donc sa féminité pour retirer au moins un argument à ceux que hérissent ses thèses. Elle mise tout sur la Raison. Même à celle-ci elle interdit de juger selon des références morales. « La connaissance vraie libère, écrit-elle, parce qu’elle montre que l’univers ne se situe pas dans l’ordre du bien et du mal, mais dans celui de la nécessité de ce qu’il est. » Non seulement la Révélation cède ainsi le pas au jugement humain, mais celui-ci s’incline à son tour devant l’existence des êtres et des choses. Sartre aurait apprécié.
Andrée Ferretti veille à ce que ces textes audacieux passent de Bénédicte à une descendante digne de ces confidences, d’Amsterdam au Québec. Trois siècles séparent l’ancêtre Guillaume Bertrand de sa distante héritière, mais, dès la découverte des documents dans une vieille maison de Neuville, Sophie en saisit la portée et en partage l’esprit. Sans effort, elle imagine Bénédicte insérant ses vues philosophiques et sociales dans la modernité : « Je la vois, je l’entends. Elle s’élève contre les sirènes de la société du spectacle, du marketing, de la marchandisation de la vie, nouvelles formes de la séduction des esprits, formes plus assujettissantes que jamais, parce que déguisées sous les oripeaux de la promotion de la liberté ».
Faudrait-il, pour corriger l’injustice commise à l’endroit de la pensée féminine, apposer enfin la signature de Bénédicte au bas d’une des œuvres philosophiques marquantes de l’Occident ? Andrée Ferretti n’insiste pas : « À toi qui me liras la liberté et le plaisir / D’hésiter entre la réalité et le réel ».