La fiction peut-elle sauver l’enfance ? La création offre-t-elle un rempart contre la dissolution des rêves de jeunesse ? Wajdi Mouawad, dans sa dernière pièce de théâtre, tente de nourrir ces interrogations, si importantes pour saisir la portée de la culture à une époque de bavardage et de consommation béate. Assoiffés évoque, par l’entremise de trois personnages, la soif de sens d’adolescents en butte à un monde de compromissions et aux écueils qui éteignent leur goût d’autrui et de l’inconnu.
Murdoch est un adolescent révolté, qui refuse de se taire un matin de février 1991 : toute la journée, il parlera, posera des questions, interrogera l’existence des passants qu’il rencontre, que ce soit à l’école ou dans le bus. Ses monologues dérangent, appellent à la beauté, vilipendent l’injonction à consommer, seul discours propagé par la télévision et son « Annie Matrice » multiforme. Sa journée chaotique, rapportée par de multiples extraits savoureux de sa logorrhée, croise celle de Boon, aspirant écrivain qui vise à décrire la beauté dans un devoir de français, désir qui le conduit à un échec cinglant auprès des autres étudiants et de son frère lorsque sa pièce de théâtre est révélée à la classe.
Des années plus tard, Boon, ayant abandonné ses idéaux pour endosser le métier d’anthropologue judiciaire, doit reconstituer l’identité de deux cadavres trouvés noyés. Le passé refait alors surface, et cette fatidique journée de février réveille des souvenirs blessants. Grâce au doigté de Mouawad, les existences de Boon et de Murdoch se mêlent à la pièce créée à l’époque par l’étudiant. Le personnage de Norvège élaboré alors, une incarnation de la beauté dans un monde détérioré, renouvelle l’espérance du dramaturge en herbe et suscite sa prise de parole ultérieure.
Pièce sur l’adolescence et sa confrontation au mensonge contemporain, où discours et réalité sécrètent plus de laideur que de beauté, plus de raison que de création, Assoiffés tient du cri. Mouawad, avec son talent usuel et une construction à multiples paliers, y plaide l’importance d’entretenir la curiosité nécessaire pour abreuver les rêves qui nous déterminent. Sans avoir l’impact de sa trilogie (Littoral, Incendies, Forêts), sa dernière création est une variation intéressante sur les motifs de son théâtre et en réitère la pertinence et la beauté.